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La propriété contre la possession

 

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Comme le relève très justement Guillaume Paoli sur son blog[1], de nouvelles techniques de vente ne cessent d’intensifier une domestication du client déjà acquis. Ce qui semblait être une vente n’est plus, pour finir, qu’une location, on ne peut plus acquérir qu’une coquille vide, une ombre, un fantôme[2]. Le vendeur ne vend en fait que le droit de continuer à payer une redevance, sous peine de perdre ce qu’on pensait avoir « acheté ». Cette technique commerciale prolonge et pousse jusqu’aux extrémités le calcul déjà ancien qui revenait à vendre peu cher un appareil (électro-ménager ou bureautique), mais à matraquer le client par le prix élevé des consommables, évidemment indispensables et sans lesquels l’appareil, en réalité, n’existe pas ; réduisant ainsi l’acquéreur au rang de client captif, voire de serf d’une consommation illimitée.

A partir de là, Paoli développe un certain nombre d’axes de réflexion qui sont les suivants :

  1. Tendanciellement, nous ne sommes plus des propriétaires mais des locataires, le monde devient une chambre d’hôtel, sans cesse à renouveler et sans cesse résiliable ; cette transformation accompagne le caractère de plus en plus nomade de la force de travail dans le monde, laquelle ne peut plus connaître aucun « chez soi » ;
  2. La transformation se fait en douceur, discrètement, de façon insidieuse ; quand on la découvre, il est trop tard ;
  3. Le caractère privé, personnel de la propriété se perd, les objets et données sont désormais entre les mains des propriétaires du monde ; si le locataire veut généralement posséder quelque chose, il se transforme un voleur, puisque seule la propriété par les maîtres du monde est autorisée ; tout le monde se souvient des semences autostériles, qui doivent être achetées tous les ans aux grands trusts car elles sont manipulées pour ne plus pouvoir déboucher elles-mêmes sur des plantes susceptibles de se reproduire : la reproduction naturelle est ainsi confisquée, le vivant est breveté et monopolisé, les populations n’ont droit qu’à des êtres stériles, ni morts ni vivants, mais plus morts que vivants[3] ;
  4. Cette transformation contient potentiellement une émancipation par rapport au carcan de la propriété privée (on n’est plus lié à des objets matériels particuliers), mais seulement au prix de rester dépendant de fournisseurs d’une façon hermétique, qui sont, eux, les véritables propriétaires ;
  5. Paoli conclut fort justement que le slogan des luttes à venir a de fortes chances d’être du genre : « la possession contre la propriété ».

En effet, si désormais la propriété, censée garantir pour chacun la possession d’un bien, devient une formation monopolistique à ce point concentrée, elle implique alors que de l’objet sur lequel elle porte, elle a supprimé pour tous la possibilité même d’une possession. Dès lors, la propriété, pour le commun des mortels, c’est quand on ne possède pas. En 1948, Orwell avait déjà bien défini ce type de logique.

Cette évolution paradoxale (la propriété privée se supprime elle-même pour continuer à régner) relance inéluctablement une foule de questions. L’état de propriétaire est-il indispensable à la vie ? Nos besoins nous appartiennent-ils ? Ou appartenons-nous à nos besoins ? S’agit-il de nos besoins ? Ou de ceux de la machine économique ? Pour que nos besoins soient satisfaits, faut-il posséder des marchandises ? Ou bien celles-ci demeurent-elles décevantes parce que pour finir nous avons d’autres types de besoins ou de désirs, que la propriété des objets masque et cache ?

Innombrables sont ceux qui se sont déjà posé ce genre de questions. Ce questionnement, qui ne cesse jamais vraiment, est tantôt explicite, comme en philosophie, tantôt implicite, comme dans la vie quotidienne, dans laquelle le geste le plus anodin ressemble à une réponse, mais par cela même, repose tacitement la question : tant il est vrai qu’à travers tout ce que nous faisons, nous répondons à une attente, qui généralement ne se retrouve pas dans la réponse. Le plus souvent, nous ne savons pas vraiment sur quoi porte cette attente, mais nous la sentons néanmoins ; dans des situations extrêmes, on voit que cette sensation peut aller jusqu’à la plus grave dépression. Nous sentons bien que même lorsqu’elle porte sur un objet tangible et simple, autre chose est en jeu : notre tranquillité, notre désir de reconnaissance, notre recherche d’un dialogue, notre lien au monde – pour finir, nous-mêmes, l’abolition de notre solitude. Un objet, en effet, ne vaut jamais seulement en lui-même, mais se profile comme le chaînon manquant dans un ensemble plus vaste, comme la pièce qui ne doit pas faire défaut sous peine de rompre irrémédiablement cet ensemble. Qu’est ce qui nous rapproche de la vie, qu’est ce qui nous éloigne de la mort ? Cette inquiétude nous distingue du robot. La question peut souvent être formulée de la façon suivante : qu’est-ce qu’il nous faut pour être – et qu’est-ce qu’il ne nous faut pas[4] ? Nombreux sont ceux qui n’aiment pas exprimer ouvertement ces questions, précisément parce qu’elles les taraudent. C’est le terrain sur lequel naît le fétichisme pathologique des objets, mais aussi leur usage « normal ». L’abolition de la propriété par la propriété sort ces questions de leur ancienne obscurité psychologique pour les livrer à la lumière crue que répand la nouvelle condition des déshérités.

Personne ne peut plus mettre en doute que l’accaparement monopolistique par le capital des objets et des services (et donc aussi des besoins, réels ou imaginaires, auxquels ceux-là sont censés répondre) est désormais la loi du monde. C’est le règne de ce que l’on appelle l’économie, la soumission totale du réel à la valeur. Son objectif est double : à la fois exploiter en vue d’un profit chaque occasion de produire un besoin, et de le satisfaire, aussi minime soit-elle ; d’autre part, par ce caractère hermétique, assurer une « couverture complète » de la vie sociale, éliminer tout ce qui pourrait évoquer une indépendance par rapport à l’économie ; et donc produire une identification sans faille de l’un à l’autre : de l’humain à l’économique.

Cet accaparement a une histoire, qui a commencé il y a plusieurs siècles et qui ne cesse de se poursuivre. Il est probablement plus approprié de dire que l’accaparement est cette histoire, une histoire qui suit une véritable logique sans pour autant disposer d’un parcours assuré (les humains sont là pour la faire avancer, pour l’accélérer, mais aussi pour en modifier les contours, pour l’interrompre, voire, comme on l’espère, pour un jour y mettre fin). Nous nous trouvons à un certain moment de cette histoire, probablement plutôt vers la fin, compte tenu des contradictions et des catastrophes qu’elle a commencé à engendrer.

Nous avons déjà rappelé plus haut que depuis maintenant des décennies cet accaparement a entrepris d’étendre son empire à la « propriété du vivant », autrement dit à la confiscation des mécanismes de reproduction naturels. La logique de cette évolution est extrêmement claire et simple : la propriété industrielle ne doit pas porter seulement sur l’objet d’origine ou sur l’objet final, mais sur l’intégralité de la chaîne, sur chaque moment du processus de production. La dépendance par rapport au capital doit être totale à chaque instant, aucune phase ne doit lui échapper. C’est l’aboutissement inévitable de ce que Marx avait qualifié de domination réelle (reelle Subsumtion), par opposition à une domination seulement formelle (formale Subsumption)[5] : le règne du capital devient coextensif à toute l’étendue de la réalité matérielle. L’histoire des sociétés modernes n’est rien d’autre que la progression de cette logique, et la tentative d’élimination des obstacles (matériels, scientifiques, intellectuels, politiques, sociaux, internationaux) qui lui résistent. Elle se déploie contre les fragments de réalité qui seraient encore insuffisamment soumis au mouvement de la valeur et aussi à ce qui est déjà partie intégrante du capital mais dont la soumission peut encore être intensifiée. L’histoire des sociétés modernes est logiquement condamnée à être cela, et à ne rien pouvoir être d’autre. Nous nous trouvons encore dans l’histoire (et même plus que jamais, tant celle-ci s’accélère), mais en même temps l’histoire nous est intégralement confisquée au profit de ce seul schéma directeur, dont il n’y a rien à attendre qui en vaille la peine, juste son propre aboutissement désastreux.

Cette réduction de l’histoire à l’intensification de la domination réelle du capital comporte bien évidemment une régression considérable des instances, même aliénées, qui étaient censées représenter les « communautés » humaines. Autrement dit, il ne se passe pas un jour sans que les groupes industriels et financiers prennent le pas sur les Etats, voire les communautés d’Etat[6].

La presse française relate quotidiennement les péripéties d’un exemple de cette logique: celui du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Ni les habitants ni les experts ne sont entendus, car ce projet absurde, qui est à la fois techniquement inutile, écologiquement désastreux et foncièrement antidémocratique, doit à tout prix être imposé puisque les pouvoirs publics ont passé un accord commercial avec Vinci, et qu’en cas d’abandon du projet de construction, la société privée Vinci est tout de même en droit de percevoir le montant, exorbitant, du contrat passé avec la région : le chantier est à payer même s’il n’a pas lieu, et l’intérêt privé a intégralement soumis l’intérêt public.

Un exemple bien plus effrayant encore est le projet, déjà fort avancé, mené dans une quasi-clandestinité entre les gouvernements européens et nord-américains (USA et Canada) et les représentants du grand capital, de Pacte transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI). Ce Pacte, qui contourne l’OMC jugée trop pointilleuse (…), s’attaque aux droits de douanes, notamment dans l’agriculture, de façon à favoriser les produits les moins chers (donc les plus industrialisés, avec tout ce que cette notion implique), mais aussi à conférer aux grands groupes internationaux la faculté de ne plus respecter les législations nationales en matière de protection de la santé, de normes écologiques, de droit du travail (et d’assigner devant un arbitrage acquis à la cause du capital, les Etats récalcitrants, s’il s’en trouve). Fin par KO des interminables discussions sur le lait aux hormones, les poulets chlorés, le gaz de schiste, les OGM en général. Le Pacte repose sur la notion de « protection des investissements », qui signifie que rien n’a le droit de s’opposer à la soif de profit. Inutile de préciser que le dérisoire histrion « Moi, Président » figure, en bon socialiste, parmi les plus ardents propagateurs de ce cataclysme économique et social, qui doit aboutir au plus tard courant 2015[7]. Une entreprise française doit encore respecter un certain nombre de normes, mais l’entreprise étrangère s’en tapera comme de l’an quarante ; et le rachat de la première par la seconde réglera de façon exhaustive  le problème des blocages à la soif de profit: les diverses normes, barrières et conventions iront définitivement au Musée de l’Homme. Le Huffington Post rappelle fort opportunément, dans son article du 17 janvier 2014 consacré au PTCI, la célèbre citation de David Rockefeller en 1999 : « quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire »[8]. A travers les Etats et leur cadre légal, ce sont les populations qui sont dépossédées de leurs conditions de vie, au profit de la propriété productive [9]. De même qu’il ne doit subsister que du travail productif, il ne doit subsister que de la propriété productive.

Cette mainmise du privé sur le public, de l’économique sur le social, de la valeur sur le réel apparaît comme l’aboutissement d’une évolution fort ancienne. Dans ses Grundrisse, manuscrit inachevé dont la rédaction fut abandonnée en 1858, Marx avait basé son analyse des sociétés précapitalistes sur la distinction et sur l’antagonisme entre Eigentum et Besitz, entre propriété et possession[10]. La possession répond à une situation naturelle de correspondance objective entre un être vivant et l’objet de ses besoins, le terme d’objet ne désignant pas seulement l’objet consommable mais aussi l’environnement dans lequel cet objet consommable existe, et dans lequel le besoin peut être satisfait. Comme l’a montré l’éthologue estonien Jakob von Uexküll dans des ouvrages publiés pendant la première moitié du vingtième siècle, il est vain de tirer un trait de séparation entre l’individu vivant et le monde : l’étude de la vie animale impose de comprendre comme une unité indissociable l’individu vivant et son monde (Umwelt), i.e. ce qui dans l’environnement lui permet d’être lui-même. Marx usait d’une expression qui apparaît comme une anticipation évidente de la pensée d’Uexküll puisqu’il parlait de « corps anorganique » (anorganischer Leib) de l’être vivant. C’est à partir de l’unité vivante entre le corps organique de l’individu et son corps anorganique (ses « consommables » dans la nature) que Marx définissait la notion anthropologique de « possession » (Besitz) [11].  Par exemple le territoire des chasseurs-cueilleurs fut un tel objet, absolument indissociable des sujets vivants, qui ne pouvaient vivre sans lui et à qui par conséquent ce territoire « appartenait ». Le même raisonnement s’applique également aux anciens agriculteurs qui travaillaient le sol sur la base d’une propriété collective de la terre : l’unité vivante y fut l’individu, sa collectivité et la terre. Le sujet n’est pas en face d’un monde où se trouve son objet, mais il est lié au monde par un objet qui fait corps avec lui. L’avènement de la propriété (Engels y reviendra 26 ans plus tard, en 1884, dans son célèbre ouvrage L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat) représente une limitation de la possession, une abrogation de toute unité naturelle et un encadrement social limitatif des besoins, désormais conditionnés par un statut social et économique, comme une étape du mouvement historique de dépossession. L’épisode historique des enclosures en fut la parfaite illustration : les terrains communaux, qui répondaient au besoin des paysans pauvres, furent convertis de force en propriété privée sur laquelle désormais travailleraient des fermiers pour le compte du propriétaire. La conversion de possession en propriété se fait au profit d’une classe privilégiée. Les petites gens doivent se convertir en fermiers, ou quitter leur village.

Même si en apparence cela paraît paradoxal, l’abolition de la petite propriété (sa conversion en simple location, par exemple) est une nouvelle phase du renforcement de la propriété : de la propriété productive de la classe dominante. C’est une nouvelle victoire de la propriété sur la possession, mais ce sera aussi la dernière, dès lors qu’il n’y aura plus de possession à accaparer.

Cette phase ne pourra être dépassée par un retour à la petite propriété privée, mais seulement par une abolition de la propriété concentrée, et par une réalisation de la possession de chacun. A la dépossession de tous, qui est en cours, devra succéder l’expropriation de quelques uns, qui est son contraire.

 

Les Amis de Némésis

26 février 2014

 

 

Nota bene

 

Guillaume Paoli nous fait remarquer à juste titre que notre résumé de son article était encore trop généreux pour la misère ambiante, et qu’il avait dévié de son propre texte, où l’accent était mis sur la notion d’utilisateur :

« En effet, le locataire est encore (formellement du moins) possesseur du bien dont il n’a pas la propriété. J’emploie à cet effet le terme d’usage dans les transactions digitales : celui de « user », « Nutzer », en français « utilisateur ». Car ce statut exclut justement des éléments majeurs de ce qui constitue la possession. L’utilisateur est l’équivalent pour le privé de l’usager d’un service public. Si je loue une voiture, rien de m’interdit d’y faire la sieste, l’amour, d’y manger, de convoyer qui je veux. Un usager de la SNCF a une disposition bien plus restreinte de ce pour quoi il paye. De même, il est expressément interdit à l’utilisateur du « fournisseur de contenus » Amazon d’extraire, de collecter et de réutiliser les données pour l’accès auxquelles il a payé. Il s’agit donc d’une dépossession. Pour prendre un exemple agricole : le paysan moderne n’est pas un métayer de Monsanto, il peut très bien être propriétaire de son lopin de terre. Mais il n’a plus la possession de ses semences, et est donc un utilisateur de Monsanto ».

Le 27 février 2014

 

 

 


[2] Paoli utilise l’exemple des livres numériques « acquis » via Kindle, qui s’effacent sans faire de bruit lorsque leur présumé « propriétaire » met fin à son compte avec Amazon. La « bibliothèque » part en fumée.

[3] Ajoutons simplement qu’il en va de même avec la reproduction des animaux : les véritables reproducteurs restent entre les mains de grands groupes, l’animal né chez l’éleveur est limité à sa propre vie, soit pour fournir du lait, soit pour finir en boucherie ; ajoutons que le livre déjà ancien, La guerre au vivant, de Jean-Pierre Berlan,  publié en 2001, développait fort bien ces thèmes.

[4] « Qu’est-ce qu’il ne nous faut pas ? » a une double signification : « de quoi pouvons-nous nous passer », d’une part, mais aussi « que faut-il à tout prix éviter ».

[5] A l’origine, Marx avait appliqué cette conceptualisation dans le chapitre VI, inédit, du livre I du Capital pour désigner le passage du stade de la saisie indirecte de l’activité artisanale précapitaliste par les premières formes de capital marchand (capital commercial) au stade de l’intégration directe de l’activité productrice par le capital industriel.

[6] En Europe, la question est plus ou moins réglée, puisque l’Union européenne représente directement les intérêts de l’industrie, du commerce et de la finance, et traite les Etats membres comme des élèves à discipliner. De la même façon que la propriété abolit la propriété, les Etats s’abolissent eux-mêmes en s’étant prononcés pour cette ahurissante perte de pouvoir.

[7] Le PTCI apparaît comme un remake de l’AMI, négocié lui aussi secrètement entre 1995 et 1997 et finalement abandonné parce que révélé au public et y ayant rencontré une opposition massive. Quant à Hollande, il ne peut pas représenter les intérêts du peuple français face au capital puisqu’il représente au contraire le grand capital face à la population, notamment en tant que membre d’officines telles que le SIECLE et le Groupe Bilderberg: et avec le Pacte transatlantique, même les plus obtus ne peuvent plus en douter.

[8] Pour une présentation plus complète : http://www.monde-diplomatique.fr/2013/11/WALLACH/49803.

[9] Terme utilisé au sens où l’entendait Marx (après Smith et Ricardo) dans sa définition du travail productif, Théories sur la plus-value, chapitre 4, Théories sur le travail productif et improductif.

[10] Chapitre Formen, die der kapitalistischen Produktion vorhergehen, p. 375 – 413 de l’édition allemande, traduction française : Formes précapitalistes de la production. Types de propriété (Marx, Œuvres II. Economie, p. 312-359), Pléiade Gallimard.

[11] Il n’existe malheureusement qu’un seul verbe pour désigner l’appartenance, et ce verbe traduit inévitablement l’état de propriété et non celui de possession. Cette situation linguistique exprime à sa façon la disparition de l’idée même de la possession. Dans aucun domaine, on ne doit pouvoir désigner clairement de quoi il s’agit, et, par exemple, comprendre que quand deux amants sentent qu’ils s’appartiennent, ils ne s’appartiennent que tant qu’ils le ressentent, sans que l’institution puisse y changer quelque chose. Ce qui est vrai des personnes est vrai aussi des choses (et non l’inverse). La célèbre parabole biblique du jugement de Salomon exprimait fort bien l’antagonisme entre possession et propriété, raison pour laquelle elle fut reprise et retravaillée par Brecht (dans Le cercle de craie caucasien). Le sentiment d’amour (quelle que soit sa nature et quel que soit son objet) reste évidemment le témoignage humain le plus évident de la possession, et donc radicalement étranger à toute notion de propriété, à l’encontre de toute tentative de son institutionnalisation et de réduction à son contraire). Comme Engels l’a fort bien démontré, la famille, la propriété et l’Etat n’ont eu pour objet que d’imposer cette institutionnalisation et cette réduction.

 


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Avancer pour mieux reculer?

 

(Télécharger en format PDF : Maïdan)

 

Les événements en Ukraine constituent à la fois une répétition et un résumé de ce qui est possible dans les limites d’un « état de droit ».

Une répétition, en ce sens que tout ce qui vient de se passer rappelle fortement les épisodes du « printemps arabe » (pour ne parler que de ce qu’il y eut de plus récent dans cette catégorie). La population se rassemble spontanément par dégoût de ses gouvernants et de la domination économique que ceux-ci défendent. Elle brave les forces de l’ordre. Elle subit sans faiblir de nombreuses victimes, et se renforce même sous les coups qui lui sont infligés. Les partis politiques « d’opposition » tentent de prendre le train en marche. Leur but est de succéder aux notables installés et de justifier ce relais par quelques réformes sans conséquence. Le pouvoir sortant et le nouveau pouvoir in spe coopèrent plus ou moins pour maintenir le cadre aliéné du pouvoir politique, qui est leur élément vital commun. Chaque fois qu’il y a alternance, qu’elle soit pacifique ou violente, les anciens et les nouveaux dirigeants doivent collaborer à cela. C’est ce qu’on observe à Kiev, de façon burlesque, où l’un des « opposants » (il serait plus pertinent de parler de concurrent), l’ancien boxeur Vitali Klitschko, s’est publiquement excusé d’avoir serré la main du boucher Ianoukovitch à la fin de leurs molles tractations. Pourtant: le tyran semble avoir fui, comme en Tunisie et en Egypte, les masses occupent les palais, un coin est levé sur la corruption des dirigeants, les nuages s’entrouvrent sur un peu de transparence, tout semble possible…

Mais du fait même d’être une telle répétition, ces événements se présentent également comme un résumé : la préservation des cadres institutionnels du pouvoir (présidence, parlement, police, armée), la dépossession du peuple au nom de la démocratie est ce qui importe par-dessus tout, quel que soit le pays, l’époque, le nombre de morts. Ianoukovitch avait proclamé que les manifestants « avaient mis en cause le principe de la démocratie, selon lequel le pouvoir est conféré par des élections et non par la rue » : et il s’est trouvé des commentateurs occidentaux pour avancer qu’à cette phrase, on reconnaissait le déni démocratique typique d’un dictateur néostalinien ; mais ils oubliaient du même coup qu’à chaque conflit analogue dans nos pays, c’est exactement la même phrase qui est proférée par les hommes politiques de droite ou de gauche, tout simplement parce que ceux-ci voient là, à juste titre, la limite à ne pas franchir afin de ne pas remettre en cause leur propre existence.

Une fois de plus, des masses populaires ont risqué leur vie, elles ont d’emblée proclamé qu’elles agissaient en leur propre nom et non en faveur d’un quelconque parti politique et elles ont donc par leur action invalidé radicalement la reprise du pouvoir par de nouveaux candidats (qui, dans le cas de l’Ukraine, sont même d’anciens candidats à l’instar de Ioulia Tymochenko), reprise que par ailleurs elles vont probablement accepter. Modifier l’équilibre du pouvoir au profit du parlement et au détriment du président est totalement dérisoire. Mettre en place un gouvernement de coalition, c.à.d. une sorte d’amicale des exploiteurs du peuple et des représentants de divers oligarques, est totalement dérisoire. Tout cela est censé passer inaperçu derrière la monstruosité que représente la possibilité de conserver à la présidence, ne serait-ce que pour un temps bref, le boucher Ianoukovitch. Tout le monde va évidemment se battre contre cette monstruosité. Ce qu’il n’est pas prévu de changer, par la même occasion, c’est le pouvoir des oligarques qui fait que l’Ukraine est classée numéro 144 en indice de corruption sur 177 pays (Transparency International), autrement dit l’assujettissement du pays à une logique capitaliste encore naissante, mais déjà vermoulue ; à un capitalisme qui ne peut se présenter autrement dans l’aire anciennement soviétique que sous forme maffieuse ; à une exploitation des ressources locales par des « partenaires » économiques comme la Russie, ou par des banquiers affairistes occidentaux. Autrement dit : ce qui doit rester en place, c’est tout simplement la logique qui a mené au pouvoir un Ianoukovitch.

On ne peut que souhaiter à l’Ukraine de ne pas s’arrêter en si bon chemin, de ne pas céder aux illusions d’un pouvoir « meilleur » que l’ancien. Et de s’inspirer d’un Ukrainien remarquable, Nestor Ivanovitch Makhno, qui s’était si admirablement opposé au mensonge d’une « alternance » :

« L’homme gémit sous le poids des chaînes du pouvoir socialiste en Russie. Il gémit aussi dans d’autres pays sous le joug des socialistes unis à la bourgeoisie, ou bien sous celui de la seule bourgeoisie. Partout, individuellement ou collectivement, l’homme gémit sous l’oppression du pouvoir d’Etat et de ses folies politiques et économiques. Peu de gens s’intéressent à ses souffrances sans avoir en même temps des arrière-pensées […] Non, il ne saurait en être ainsi ! Révolte-toi, frère opprimé ! Insurge-toi contre tout pouvoir d’Etat ! Détruis le pouvoir de la bourgeoisie et ne le remplace pas par celui des socialistes et des bolchevik-communistes. Supprime tout pouvoir d’Etat et chasse ses partisans, car tu ne trouveras jamais d’amis parmi eux. »

(Makhno, Abécédaire de l’anarchiste révolutionnaire, Probouzdénié, 1932)

 

Le 22 février 2014

 

 

 

 


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Qui doit intégrer quoi?

 

par

Nathan le Sage[1]

 

On peut assez largement assimiler la récente discussion sur l’intégration à une nouvelle controverse religieuse. Pour porter un jugement sur celle-ci, il convient cependant de retourner vers sa source historique, c.à.d. vers le comportement initial de la société moderne, capitaliste, à l’égard de la religion.

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La modernité occidentale emprunta presque simultanément, vers la fin du dix-huitième siècle, deux chemins radicalement différents. Aussi bien aux Etats-Unis d’Amérique qu’en France, mais d’une façon presque opposée, on prit ses distances avec une religion qui s’était intégralement mise au service du despotisme monarchique, alors que le pape et le roi unissaient leurs forces pour opprimer matériellement et mentalement les populations.

La révolution française n’avait pas le choix : le clergé n’avait jamais cessé de combattre ses précurseurs, il s’était révélé et confirmé en tant qu’ennemi juré des Lumières, et maintenant que l’heure était venue d’un corps à corps décisif, il avait adopté sans hésitation le parti de l’Ancien Régime, qu’il entendait défendre coûte que coûte. Les exactions parfois sanglantes commises par la population enragée contre les nonnes, les moines et les curés n’étaient rien d’autre que les actes d’une vengeance justifiée contre ceux qui avaient participé à l’oppression du peuple et l’avaient toujours soutenue, partageant ainsi très clairement la responsabilité de l’ancien ordre dominant. Après les nombreux épisodes d’une résistible transformation, la République française attribua à la religion le statut social d’un domaine personnel et purement privé. La société bourgeoise vivait sur la fiction de l’individu « libre », qui décide tout seul ce qu’il consomme, quand et où il travaille, ce qu’il aime, pour qui il vote et pour qui il prie. Qu’il s’agit là d’une fiction tout à fait illusoire ne fait aucun doute, mais n’a pour autant jamais été rejeté en tant que mensonge évident, car ce mensonge fait partie du fonds idéologique indispensable pour la société capitaliste bourgeoise. Dans ce contexte, la religion apparaît donc comme une simple opinion privée. Une telle fiction était effectivement devenue possible parce que le catholicisme, au moment de la révolution française, n’était plus qu’une religion vieille, fatiguée et affaiblie, qui devait accepter ce qu’on voulait bien lui laisser : il vaut toujours mieux se contenter du statut d’une simple opinion que de maintenir des exigences impossibles à satisfaire et se voir chassé de son territoire. Le laïcisme, devenu dominant en France, acceptait et tolérait désormais la religion, mais seulement comme un culte rigoureusement privé, auquel il était interdit d’intervenir dans la vie publique (nous décrivons là, bien sûr, un type idéal qui ne put se réaliser que de façon difficile, conflictuelle et imparfaite).

Simultanément, la situation fut toute différente dans les jeunes Etats-Unis d’Amérique du Nord. De la même façon que la révolution anglaise avait été menée un siècle plus tôt par des religieux (par exemple par le puritain Oliver Cromwell), l’Amérique du Nord se peupla successivement de sectes fuyant l’Europe, toutes issues de la Réforme protestante et cherchant à se différencier entre elles par de risibles particularités. La république américaine prit naissance comme une république religieuse, comme une république de la religion (ou des religions). Un lieu commun récurrent desdites sectes résidait dans la nécessité de supprimer le roi pour pouvoir s’approcher d’une communauté de la « foi véritable ». Le refus luthérien de la papauté devait être complété par le rejet puritain de la royauté. Tandis qu’aux yeux d’un révolutionnaire français l’Eglise restait solidaire et indissociable du roi, le révolutionnaire américain la considérait de façon contraire comme l’alternative à la royauté. L’histoire ultérieure des USA n’a pas manqué de concevoir la tolérance religieuse comme un système où chaque Eglise doit accepter toutes les autres. De nos jours encore, l’athéisme est un corps étranger aux Etats-Unis, tout autant qu’il l’est dans une dictature islamique. On peut choisir sa foi, mais il faut en avoir une. Pour autant, l’Europe n’a pas les moyens de se moquer de la république américaine, car, si on les mesure à l’échelle de l’évolution américaine, certains pays européens sont restés embourbés à mi-chemin, permettant à des fantômes sous perfusion comme le puritanisme et la royauté de coexister pacifiquement, morts vivants faisant partie des figurants prévus par le scénario de l’horreur capitaliste.

Dans ses rapports avec la religion, l’Europe se rattache aux deux modèles historiques, aussi bien français qu’américain (même si de nos jours le second a de plus en plus tendance à prévaloir). L’influence du modèle français persiste en ceci que l’Europe croit toujours en une religion individuelle, négligeant le fait essentiel qu’il s’agit là de quelque chose de tout à fait impossible : chaque religion est fondamentalement une pratique collective, créatrice de communauté (l’étymologie le proclame d’emblée puisque religare signifie « relier ») et donc d’identité. Attendre de la religion qu’elle s’abstienne d’agir en termes de communauté, de collectivité et d’identité et qu’elle se résume à un fragment de la sphère d’une consommation solipsiste est une absurdité, et implique, pour celui qui la prendrait au sérieux, de devoir supprimer la religion de façon tout à fait radicale : moyennant quoi les adeptes de cette approche jouent avec une telle perspective, alors que par ailleurs ils la rejettent absolument. Ils veulent conserver la religion, mais sans son essence la plus fondamentale, juste en tant que survivance fantomatique. De façon bien plus réaliste, les Américains parlent de religious communities, avec l’intention d’étendre ces communautés à l’ensemble de l’espace social, et sans laisser la moindre herbe folle de l’athéisme pousser entre les pavés d’une telle mosaïque : s’il n’est certes pas question d’une religion d’Etat obligatoire, il s’agit quand même d’une religiosité d’Etat quasi-obligatoire. L’Europe devient « américaine » au sens où, alors qu’elle-même est devenue incapable de toute communauté, elle entend accepter et respecter des communautés étrangères de nature religieuse. La conscience commune persiste à ignorer que le concept d’une communauté (qu’il s’agisse d’ailleurs d’une forme de communauté archaïque, basée sur des structures patriarcales, ou d’une forme orientée vers l’avenir, fondée sur une pratique authentique de la politique) doit rester incompatible avec une société libérale et atomisée qui ne connaît rien d’autre que le capital et la marchandise. L’Amérique a certes réussi à accomplir en pratique un tel exercice d’équilibrisme, mais seulement sur le fondement de ses propres tendances religieuses originaires, produisant ainsi une structure sociale qui n’est composée que de lobbies, et où « l’intérêt général » n’a plus droit de cité, même comme slogan vide. Par contrecoup une Europe dépourvue de communauté se voit confrontée avec des communautés exclusivement étrangères, qui viennent peupler son propre désert.

A partir de cette confusion idéologique naît la faiblesse (intellectuelle et politique) qui conduit notre continent au problème d’une intégration ratée des immigrés musulmans. La dureté inattendue de cette problématique, dont personne ne se serait douté il y a seulement trente ans, est liée au fait que l’Islam n’est pas une religion vieille et affaiblie comme le catholicisme, mais une religion qui veut très consciemment produire du communautaire et de l’identitaire (bien que par ailleurs l’Islam se décompose lui-même en tendances rivales qui se livrent une guerre ininterrompue). De la sorte, l’Islam n’est pas une religion fictive (au sens d’une simple opinion subjective et idéologique), il est bien plutôt l’ancienne et réelle exigence de fonder un mode de vie concret, impératif pour la collectivité, et par conséquent il n’existe aucun domaine de la vie quotidienne qu’il ne cherche pas à régir. En est également indissociable l’affirmation qu’il est seul à détenir la vérité, et qu’en tant que porteur d’une vérité universelle il n’a pas à faire preuve de « tolérance » vis-à-vis d’autres façons de vivre : pour un croyant authentique et strict, la tolérance ne peut être que le sentiment de sa propre faiblesse, l’aveu qu’il s’est trompé. C’est ainsi que se comporte l’Islam, et on ne voit pas comment il pourrait se comporter autrement. Depuis sa fondation, il n’a cessé d’être un mouvement conquérant, impérialiste, de la même façon que le furent ses prédécesseurs monothéistes, du temps de leur jeunesse virulente.

Une société qui ne veut pas être dominée par l’Islam ne peut et ne doit donc le tolérer. Mais elle ne peut se permettre de ne pas le tolérer que si elle procède de même avec toutes les autres religions – ce qu’elle a précisément toujours été incapable de faire. Ses manquements vieux de deux siècles viennent de la rattraper de façon inattendue, mais le réveil brutal vient de la confrontation avec une civilisation qui lui est étrangère, que l’on a importée et que l’on voulait considérer de façon flegmatique comme étant nécessairement analogue avec notre propre religiosité fantomatique. L’Europe avait péniblement commencé à digérer sa propre religion, ou plutôt ce qu’il en restait, et voilà qu’elle doit avaler toute crue une religion qui lui est étrangère, et parfaitement adverse. Pauvre vieux monde, sa conscience voit son sommeil interrompu et doit découvrir un danger inattendu, même si elle l’a elle-même provoqué.

Des voix se sont donc élevées pour mettre en cause l’illusion qu’un processus de digestion pouvait être la solution, mais ces voix se réduisent, comme dans le cas de Thilo Sarrazin, à déplorer la faculté insuffisante d’adaptation de l’immigré turc à la soumission courante de l’indigène allemand à la domination économique, ou, comme dans le cas de Necla Kelek, à préconiser l’adaptation des femmes et des hommes musulmans à une « liberté » occidentale dont elle entend chanter les louanges. Aucune de ces interventions ne touche le fond de la question, à savoir que la transformation du monde occidental en accumulation illimitée de marchandises a détruit une civilisation jadis vivante, une civilisation qui aurait sans doute été capable de se défendre ou d’intégrer positivement d’autres attitudes culturelles – sans se fier au cadavre divin entreposé à la cave pour résister à des fanatismes allogènes. Tout d’un coup se fait jour que l’Europe n’a jamais atteint un degré suffisant de clarté relativement au statut de sa propre religion. Mais quand une société n’est plus en mesure de se juger elle-même, le verdict lui vient de l’extérieur. C’est ce qui est arrivé aux civilisations plus anciennes. La civilisation européenne semblait se caractériser par une faculté quasi-illimitée de se transformer elle-même, mais le moteur de cette évolution n’était ni l’accumulation économique, ni le progrès technique, mais le conflit social que Marx avait conceptualisé comme lutte des classes et qui semblait rendre possible de chercher un nouveau commencement grâce à une démocratie réelle et à un mode de vie véritablement politique, en prenant enfin sa vie en main. La dialectique conflictuelle entre classes sociales, et rien d’autre, possédait la capacité de prendre appui sur les forces matérielles pour renverser l’ordre existant, une classe défendant les vieilles limitations, et l’autre exprimant la volonté de s’en émanciper. Le réel était sans cesse confronté au possible, et l’ensemble vivifié par cela. Si vraiment le capitalisme tardif était parvenu à paralyser cette dialectique, cela serait la pire de toutes les nouvelles, y compris d’ailleurs pour l’ordre dominant, lequel ne peut plus viser à son dépassement mais seulement à son dépérissement et son pourrissement. Livrés à eux-mêmes, la technologie et le commerce ne peuvent qu’accroître encore le mal jusqu’à l’effondrement des forces vitales de la société. L’accumulation actuelle des « dettes publiques » n’est rien d’autre que le truc enfin trouvé permettant de piller des populations sans défense et de les transformer en instrument silencieux du capital financier après qu’on leur eut fait reproche de vouloir manger, boire et dormir comme à l’époque dorée de l’après-guerre, sans s’adapter au niveau de salaire de l’ouvrier chinois dans les régions les plus compétitives de l’Empire du Milieu. Tous les propriétaires de la communication publique s’accordent pour penser qu’une telle démesure doit être punie, comme s’il s’agissait d’une réédition ontologique du péché originel. Le programme du futur s’énonce donc ainsi : famine, silence, renoncement. C’est ainsi que commence tout véritable effondrement.

Parmi l’existant, on ne peut rien opposer à l’Islam. Ni la religion chrétienne, ni les interdits policiers. Rien de tout cela n’a la moindre chance de se montrer efficace. Seule une civilisation différente de l’Islam pourrait l’éloigner de lui-même et prendre le dessus. Si l’humanité, la communication, la liberté, la joie de vivre et une égalité réelle entre hommes et femmes existent, la religion se dissout d’elle-même, car personne n’a plus besoin d’une telle formation de substitution. L’Occident est-il encore en mesure de produire une telle civilisation, un mode de vie qui mériterait d’être qualifié de civilisation ? Rien pour l’instant n’indique une telle possibilité. Mais l’incapacité d’évoluer ainsi consoliderait aussi définitivement l’incapacité de résoudre ce problème aussi. Ce n’est qu’en faisant le ménage chez soi que l’Occident serait capable de maîtriser des problèmes venus d’ailleurs.


[1] Dans l’original, Nathan der Waise. L’original de l’article a été publié en langue allemande sur le site de l’éditeur Matthes & Seitz, Berlin, le 14 août 2012. Dans la pièce de Lessing traitant de la controverse religieuse, le titre s’écrit Nathan der Weise, Nathan le Sage. Waise se prononce exactement comme Weise, mais signifie l’orphelin, le solitaire qu’on a abandonné. Jeu de mot, donc, intraduisible en français et exprimant le caractère isolé du point de vue de l’auteur.

Lien pour l’original:
http://www.matthes-seitz-berlin.de/artikel/nathan-der-waise-wer-soll-was-integrieren.html

 


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Quand la forêt qui flambe ne parvient plus à cacher l’arbre du profit

par Renaud d’Anglade

Le 14 septembre 1812, un signal est donné et un millier de foyers d’incendie se déclare dans Moscou occupée par l’armée napoléonienne. Le 20 septembre, les trois quarts de la ville, construite essentiellement en bois, étaient détruits, contribuant ainsi à pousser l’armée française vers une retraite qui sera sa perte. La stratégie de repli du Feld-maréchal Koutouzov, la politique de la terre brûlée du général Barclay de Tolly et l’opération consistant à vider Moscou de ses provisions, décidée par son gouverneur Fédor Rostopchine, formaient autant de sacrifices, souvent mal vus et haineusement attaqués, qui eurent raison de l’envahisseur.

Autres temps, autres mœurs. La Russie vient de connaître de nouveaux incendies, ayant dévasté près de 700 000 hectares pendant l’été 2010, mais ceux-ci n’ont pas été décidés par d’héroïques chefs de guerre. Moscou était à nouveau remplie de fumée, et l’incendie rodait à ses portes, mais ce n’est certainement pas d’une entreprise glorieuse qu’il s’agissait.

[Téléchargez ce texte des Amis de Némésis au format PDF (Incendie) ou poursuivre la lecture]

Comme le rappelle à propos de l’origine réelle des incendies (des tourbières créées par l’assèchement des marais) Marie-Hélène Mandrillon, spécialiste au CNRS de l’environnement en Russie, dans une interview du Monde du 6 août 2010 : « cela remonte à la période soviétique. Le ministère de l’eau voyait son budget indexé sur la quantité de marécages asséchés, en vertu d’une conception de l’assainissement remontant au XIXe siècle. Mais la tourbe n’a pas toujours été exploitée, et comme les plantations, elles, dépendaient d’un autre ministère, elles n’ont souvent jamais été effectuées… Cela dit, au temps de l’URSS, il y avait une surveillance aérienne de ces tourbières hautement inflammables et des moyens rudimentaires pour arrêter les incendies. Ce n’est plus du tout le cas. »

En effet, aux archaïsmes staliniens a succédé le pillage capitaliste des ressources : la réforme du code forestier, décidée en 2007 par Vladimir Poutine fut « la dernière étape de la disparition de la fonction de protection de la forêt en Russie. […] L’URSS comptait un corps de forestiers nombreux [70 000 postes], spécialisé, compétent. Avec l’implosion du régime et la crise économique qui a suivi, le moyen trouvé pour assurer leur subsistance a été de les autoriser à vendre le bois qu’ils coupaient. Cette fonction a pris le pas sur les autres. Dès 1990, plus personne sur le terrain ne s’est préoccupé de protection, d’entretien. La suppression du ministère de l’environnement en 2000 et le rattachement, en 2004, de l’agence fédérale de la forêt au ministère des ressources naturelles, chargé de l’exploitation et non de la protection de l’environnement, ont entériné cette évolution. […] Avec le nouveau code forestier, la fonction de protection de la forêt disparaît complètement. Aucun moyen humain ou technique n’y est plus rattaché. Ce n’est plus une mission fédérale, il n’y a plus de gestion centralisée : la protection revient aux régions, avec des problèmes de moyens et de coordination lorsqu’un feu passe d’une région à l’autre. Cette décentralisation pose d’autant plus problème qu’il n’y a pas en Russie centrale de culture de la lutte anti-incendie. Contrairement aux régions d’Extrême-Orient, les forêts n’y sont pas considérées comme d’une grande valeur marchande ou stratégique. […] Concernant les forêts, [leur rachat par des grands groupes industriels] n’a pas généré d’exploitation bien faite ni de gestion responsable. Pire, des groupes financiers, voire des responsables politiques, défrichent des bois et créent des lotissements sans autorisation. Cela entraîne un mitage de régions autrefois couvertes par la forêt, multipliant les risques de départs de feu. » Aux lotissements, d’ailleurs, se joignent des décharges publiques de plus en plus nombreuses, en pleine forêt.

Cette fois, ce n’est donc pas d’une guerre militaire qu’il s’agissait, mais de la guerre que la valorisation livre au vivant (selon le titre d’un excellent ouvrage, consacré à d’autres exemples du même phénomène). L’existence et la reproduction des forêts n’ont plus de réalité pour une économie livrée à elle-même, laquelle, depuis que la Russie a basculé comme un seul bloc d’une gestion bureaucratique à une consumation capitaliste accélérée, se concentre sur le prix de vente qu’il est possible de réaliser le plus vite possible en bradant n’importe quoi. Le pays ayant été dépecé, pourquoi la forêt ferait-elle exception ? La guerre au réel livrée par la valeur n’a aucune raison de s’arrêter devant quoi que ce soit. Dans le cas qui nous occupe, on retrouve un schéma qui n’est que trop bien connu, et qui prolifère partout sur la planète : « cette réforme s’est faite pour le plus grand profit du groupe Ilim qui domine le secteur de la pâte à papier en Russie et en Chine, car toujours selon A. Iaroshenko « cette loi est bonne pour les grandes entreprises jouissant de relations avec les autorités car elle seule leur permet d’abattre rapidement des arbres, de faire de l’argent et ensuite de se retirer ». Ilim Group fut l’un des acteurs les plus influents dans l’adoption du nouveau code. Selon L’Express, le président Dmitri Medvedev a travaillé comme chef du département juridique d’Ilim, activité qui n’est pas mentionnée dans sa biographie officielle » (Le Monde du 11 août 2010).

Après le coup d’envoi que fut la catastrophe de Tchernobyl en 1987, la Russie se sent une vocation pour expérimenter des désastres de dimension exceptionnelle (la Chine prendra peut-être la relève sous peu, avec un barrage des Trois Gorges auquel les spécialistes officiels prédisaient d’abord 10.000 ans de pérennité, puis 1000, puis 100, pour enfin douter même de ce chiffre là, compte tenu des précipitations enregistrées en 2010 : auquel cas même les exagérations imaginées dans les films d’horreur resteront en-deçà de la réalité). Dans certains cas, comme pour le  centre de recherches nucléaires de Sarov, dans la région de Nijni-Novgorod (à l’est de Moscou) il importait par exemple que le nouveau type de désastre, l’incendie de forêt, ne rejoigne et ne ravive pas l’ancien (les nombreuses radiations encore actives), dont on ne se souvient que trop.  Quant à la centrale nucléaire de Snejinsk (1 500 kms à l’est de Moscou), le ministre Choïgou a réclamé « à ses services de travailler 24 h sur 24 pour éteindre l’incendie » qui l’entourait déjà (Le Monde du 9 août 2010). Mais le mensonge des autorités reste le même sous Poutine et Medvedev que sous Gorbatchev et Eltsine, même si les motifs ont changé : la litanie ininterrompue du « tout est sous contrôle ». On apprend également que les tourbières étaient en feu à 60 km de Tchernobyl et que « la situation est également préoccupante autour du centre de retraitement et de stockage de déchets nucléaires de Maïak, où l’état d’urgence a été décrété le 6 août et annoncé lundi. Situé, lui aussi, dans l’Oural, près de Tcheliabinsk, ce complexe théâtre d’une énorme catastrophe nucléaire en 1957, abriterait près de 40 % du plutonium russe » ; un nucléariste français, Michel Brière (directeur général adjoint de l’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire IRSN, estimait à ce sujet que « s’il y a une menace sur Maïak, c’est plus ennuyeux, il s’agit d’un centre très étendu, avec pas mal de verdure, des stockages en colis pas spécialement enterrés et des installations anciennes » (Le Monde du 10 août 2010). On note enfin que « les feux de forêt ont notamment atteint la région de Briansk, au sud-ouest de Moscou et la frontière de la Biélorussie et de l’Ukraine. Cette dernière a été polluée par les retombées de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986. Certains éléments radioactifs comme le césium 137 sont toujours présents dans la végétation qui les a fixés comme s’il s’agissait de potassium. Quand elle brûle, ces particules radioactives sont mises en suspension dans l’air. C’est ce qui s’est passé en 2002 lors d’importants feux dans les forêts ukrainiennes et biélorusses. Le « surplus » de radioactivité induit par cette remise en circulation du Césium 137 est très largement inférieur à celui observé en 1986, mais il pourrait néanmoins avoir des conséquences sur la santé des habitants de ces régions » (Le Monde du 11 août 2010). Tout ceci donne une idée assez prometteuse du potentiel qui demeure encore latent, et qu’une chaleur estivale peut suffire à déclencher.

Alors que le taux de monoxyde de carbone atteignait sept fois la norme admise, les conseils diffusés à la population rappelaient ceux donnés par les nucléocrates en cas de radiations atomiques : les autorités médicales recommandaient de rester chez soi, de prendre des douches et de ne pas fumer. Le nombre des personnes décédées pour difficulté respiratoire ou par suite d’arrêt cardiaque a considérablement augmenté. Les hôpitaux furent remplis de personnes atteintes de problèmes respiratoires ou circulatoires. Les espaces prévus à la morgue affichèrent complet. Les médecins avouèrent sous couvert d’anonymat qu’ils n’eurent pas le droit de mentionner la cause réelle des décès car ils craignent de perdre leur place. « A Moscou, le taux de décès a doublé en une semaine. 700 décès sont enregistrés quotidiennement ces derniers jours contre 360 – 380 habituellement » indique un responsable de la mairie, qui risque sa place (Libération du 9 août 2010).

Mais une catastrophe régionale devient vite un péril international. A Saint-Petersbourg plusieurs quartiers ont été enveloppés par la fumée tandis que « dans la Finlande voisine, les météorologistes ont fait état dimanche d’une augmentation de particules dangereuses dans l’air qui va vraisemblablement se traduire par une hausse des effets sur la santé » (Le Monde du 9 août 2010). La capacité d’innovation de notre époque reste donc inégalée, puisque comme dans la plupart des catastrophes que l’on enregistre désormais couramment partout, on a pu constater que « ni nous, ni nos ancêtres n’ont été témoins d’un tel phénomène en 1000 ans, depuis la fondation de notre pays », comme l’a déclaré Alexandre Frolov, directeur des services météorologiques russes (Libération du 9 août 2010) à propos d’un effet du réchauffement climatique qu’on ne peut plus occulter.

Les pays occidentaux décidèrent de rapatrier leur personnel diplomatique en poste à Moscou. Quant aux remèdes disponibles pour la population russe, « ceux qui peuvent se le permettre quittent la ville », comme le note poliment une journaliste du Spiegel, Ann-Dorit Boy : cette fois, ce n’est plus comme en 1812, ce n’est pas la population qui s’exile dans un élan patriotique, ce sont les riches qui prennent des avions rejoindre leurs palaces à l’étranger, et les classes moyennes qui décident de précipiter leurs vacances en Egypte, au Monténégro ou en Turquie. Les hommes d’affaire occidentaux sont bien sûr partis en premiers. Les tentatives de fuite des privilégiés se heurtèrent souvent au blocage de l’aéroport, Domodedovo étant largement victime d’une faible visibilité. Devant les gares, les queues s’allongèrent de plus en plus. Quant aux pauvres, ils sont comme toujours à l’abri des tracas du voyage, et condamnés à souffrir sur place.

Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, celui qui considère l’homosexualité comme « contre-nature » voire « satanique », mais qui se distingue également par d’autres compétences scientifiques de premier ordre (ainsi préconisait-il d’attaquer par des agents chimiques la masse de neige considérable tombée en 2009, et recommandait-il aux concierges d’immeubles de dégager les glaçons pendant des toits à l’aide de canons laser), poursuivait tranquillement ses vacances alors que sa ville devenait invivable, sans mettre à profit cette fois les ressources de son ingénieuse imagination.

Ainsi, les récents événements en Russie n’ont-ils évité qu’in extremis de provoquer une catastrophe « surdimensionnée », et ils n’auront qu’intensifié d’une façon qui finira par passer inaperçue le taux de mortalité générale. Mais à la lueur de ces incendies, on aura vu une fois de plus se dessiner le profil d’une logique abstraite qui sacrifie partout les fondements de notre existence. Lorsque le dérèglement du ciel – le réchauffement climatique – rejoint le dérèglement de la terre – la transformation d’une forêt vivante en tourbière à l’abandon –  les tendances dominantes de l’époque sortent de l’obscurité et révèlent qu’aucune réponse même partielle ne peut être attendue d’un système où « le marché de la corruption représente 50 % du PIB » et où « les métiers les plus prestigieux sont ceux où la corruption est stable » (Le Monde du 16 août 2010) : la logique parasitaire de la valeur y règne en maître, avec toute la brutalité d’un capitalisme sauvage désormais planétaire. Quant au rôle joué par la nature qu’on a voulu évoquer pour se cacher derrière lui, on aurait mieux fait de rester plus discret sur ce sujet : car si ce n’est pas la canicule qui expliquait la survenance des incendies, comme on a voulu faire croire, c’est quand même la pluie qui a grandement aidé les pompiers et – provisoirement – étouffé le problème.


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